Aaron Swartz - Le génie qui a changé le web
Vous savez ce qui différencie un grand chef d’un cuistot lambda ? Le grand chef invente les recettes que tout le monde copiera pendant des décennies. Aaron Swartz, c’est un peu le Escoffier du web, sauf qu’au lieu de codifier la sauce hollandaise, il a inventé RSS, co-fondé Reddit et co-créé Markdown avant même d’avoir son permis de conduire. Et comme tous les révolutionnaires, il a fini par déranger le pouvoir en place jusqu’à en mourir.
Je connaissais Aaron Swartz de réputation depuis des années, mais c’est en lisant son histoire après sa mort que j’ai réalisé à quel point ce gamin était un phénomène.
L’histoire d’Aaron Swartz, c’est celle d’un gamin né le 8 novembre 1986 à Highland Park, à 40 kilomètres au nord de Chicago, dans une famille juive où la tech coule dans les veines. Son père Robert avait fondé la boîte de logiciels Mark Williams Company (créateurs du compilateur C Coherent), sa mère Susan était consultante et il a deux frères plus jeunes, Noah et Ben. Bref, l’environnement parfait pour éclore en tant que prodige de l’informatique. Mais Aaron, c’était pas juste un nerd qui collectionnait les lignes de code comme d’autres collectionnent les cartes Pokémon. Dès le début, il avait cette vision révolutionnaire que la technologie devait servir à libérer l’humanité, pas à l’enfermer.
Au total, Aaron récupère 4,8 millions d’articles soit environ 80% de la base JSTOR, dont 1,7 million étaient disponibles via le “Publisher Sales Service” de JSTOR.
Son plan était de les rendre publics, évidemment. Pour lui, c’était logique car ces articles décrivent des recherches financées par l’argent public, et doivent donc être accessibles au public. C’était l’application pratique de son manifeste de 2008.
Sauf que le système ne l’entendait pas de cette oreille. Le 6 janvier 2011, Aaron est arrêté par la police du MIT et un agent des services secrets américains près du campus de Harvard alors qu’il venait récupérer son ordinateur dans le placard où il l’avait planqué. Les charges fédérales tombent alors comme un couperet en juillet 2011 : 4 chefs d’accusation initiaux, puis 13 au total, soit 2 pour fraude électronique et 11 violations du Computer Fraud and Abuse Act de 1986. Au total, il risque 35 ans de prison, 1 million de dollars d’amende, la confiscation de ses biens, des dommages-intérêts et une liberté surveillée.
35 ans de prison pour avoir voulu libérer des articles scientifiques. Je vais être franc avec vous, quand j’ai découvert ces chiffres, j’ai eu envie de vomir On parle quand même d’un gamin de 24 ans qui n’a jamais fait de mal à personne, et qui a consacré sa vie à améliorer Internet et la société. Et le système judiciaire américain, mené par la procureure Carmen Ortiz et le procureur adjoint Stephen Heymann, veut l’enfermer plus longtemps que certains meurtriers. Ortiz déclare même : “Voler, c’est voler, que ce soit à l’aide d’une commande informatique ou d’un pied-de-biche.”
L’ironie, c’est que JSTOR eux-mêmes n’ont pas porté plainte civile. Ils ont récupéré leurs articles et publié un communiqué disant qu’ils considéraient l’affaire close, même s’ils jugeaient l’accès d’Aaron comme un “significant misuse” (un abus manifeste) fait de manière non autorisée. Mais les procureurs fédéraux ont décidé d’en faire un exemple. Il fallait montrer aux hacktivistes qu’on ne plaisantait pas avec la propriété intellectuelle. Les cons.
Les négociations de plaider-coupable traînent en longueur. Aaron refuse un deal qui l’enverrait 6 mois en prison car pour lui, accepter équivaudrait à admettre qu’il a eu tort de vouloir libérer l’information. Son avocat Marty Weinberg raconte qu’il était sur le point de négocier un accord où Aaron n’aurait pas fait de prison du tout. JSTOR était d’accord, mais le MIT a refusé de signer une déclaration de soutien et est resté “neutre”… une neutralité qui ressemblait fort à une condamnation.
Pendant ce temps, Aaron déprime. Ses amis racontent qu’il était de plus en plus isolé, de plus en plus désespéré par l’acharnement judiciaire dont il était victime. Il souffrait de dépression depuis des années et avait déjà écrit sur son blog “Raw Thought” à ce sujet. L’avocat Andy Good, qui s’occupait initialement de l’affaire, a même dit au procureur Heymann qu’Aaron était suicidaire. La réponse du procureur ? “Fine, we’ll lock him up.” (Très bien, on l’enfermera.)
Le 9 janvier 2013, deux jours avant sa mort, JSTOR annonce ironiquement qu’ils vont rendre accessibles gratuitement plus de 4,5 millions d’articles datant d’avant 1923 aux États-Unis et d’avant 1870 ailleurs via leur service “Register & Read”. Une partie de ce qu’Aaron voulait accomplir, mais trop peu, trop tard.
Puis le 11 janvier 2013, sa compagne Taren Stinebrickner-Kauffman (directrice exécutive de SumOfUs) le retrouve pendu dans leur appartement de Crown Heights, Brooklyn. Aaron Swartz est mort à 26 ans, 2 jours après que les procureurs aient rejeté sa dernière contre-proposition de plaidoyer. Il n’a pas laissé de mot d’adieu.
Sa famille publiera un communiqué bouleversant : “La mort d’Aaron n’est pas seulement une tragédie personnelle. Elle est le résultat d’un système judiciaire pénal marqué par l’intimidation et les abus du ministère public. Les décisions prises par les responsables du bureau du procureur fédéral du Massachusetts et du MIT ont contribué à sa mort.” Ils accusent directement les procureurs d’avoir poussé Aaron au suicide par leur acharnement.
Moi qui ai parfois des coups de blues quand l’un de mes projets plante ou qu’un cyber-gland m’insulte, je n’arrive même pas à imaginer la pression qu’Aaron a dû ressentir. Se retrouver face à 35 ans de prison pour avoir voulu partager de la connaissance, c’est d’une violence inouïe. Surtout pour quelqu’un qui avait consacré sa vie entière à améliorer le monde.
La mort d’Aaron provoque un tollé international. Des mémoriaux sont organisés dans le monde entier, y compris au MIT. Ses funérailles ont lieu le 15 janvier 2013 à la Central Avenue Synagogue de Highland Park et le mouvement Anonymous lance l’Opération Last Resort avec des cyberattaques contre le site du MIT et du département de Justice en protestation. Une pétition demandant le limogeage de la procureure Carmen Ortiz recueille même plus de 60 000 signatures sur We the People.
Plus important, les représentants Zoe Lofgren et Ron Wyden introduisent au Congrès une révision du Computer Fraud and Abuse Act, surnommée “Aaron’s Law”, pour éviter que d’autres hacktivistes subissent le même sort. La loi vise à empêcher les poursuites pour violation de conditions d’utilisation. Malheureusement, elle n’a jamais été votée et à l’heure où j’écris ces lignes, les mêmes excès du système judiciaire américain persistent.
En août 2013, Aaron est intronisé à titre posthume au Internet Hall of Fame. En 2014, Lawrence Lessig mène une marche à travers le New Hampshire en son honneur, militant pour la réforme du financement des campagnes électorales.
Mais l’héritage d’Aaron est immense ca chaque jour, des millions de personnes utilisent ses créations sans le savoir. Les flux RSS alimentent encore une bonne partie du web et les vrais passionnés utilisent toujours des lecteurs RSS. Reddit est devenu un des 10 sites les plus visités au monde avec 430 millions d’utilisateurs actifs mensuels et une valorisation de 10 milliards de dollars. Markdown est utilisé par tous les développeurs sur GitHub, GitLab, Stack Overflow, Discord et une myriade d’autres plateformes et c’est devenu LE standard de facto pour la documentation technique.
SecureDrop, son dernier projet, protège aujourd’hui des centaines de sources et de journalistes à travers le monde. Plus de 75 organisations médiatiques l’utilisent. Des révélations majeures comme les Panama Papers ou les Paradise Papers ont pu être publiées grâce à ce type de systèmes qu’Aaron avait imaginé pour protéger les lanceurs d’alerte. Et chaque fois qu’un gouvernement corrompu ou une entreprise véreux se font épingler grâce à des fuites sécurisées, c’est un peu l’esprit d’Aaron qui gagne.
Creative Commons a également libéré des millions d’œuvres créatives… On compte plus de 2 milliards d’œuvres sous licence CC en 2025 et Open Library continue de numériser et de rendre accessibles des livres du monde entier avec plus de 20 millions d’ouvrages référencés. Et surtout, ses idées sur l’open access ont fini par s’imposer et de plus en plus d’universités et d’organismes de recherche exigent que les publications financées par l’argent public soient librement accessibles. L’Union Européenne a aussi rendu l’open access obligatoire pour toutes les recherches financées par Horizon Europe et même PubMed Central aux États-Unis contient maintenant plus de 8 millions d’articles en libre accès.
Alexandra Elbakyan, inspirée par Aaron, a créé Sci-Hub en 2011 qui donne accès à plus de 85 millions d’articles scientifiques gratuitement. Elle dédie explicitement son travail à la mémoire d’Aaron. “Je pense qu’Aaron a fait un excellent travail en téléchargeant des millions d’articles de JSTOR. C’est un acte héroïque”, a-t-elle déclaré.
En février 2025, l’Internet Archive a même inauguré une statue d’Aaron dans son auditorium. Ils ont choisi cette date symbolique pour marquer les 12 ans de sa disparition et rappeler que son combat continue. Parce que oui, le combat continue.
Regardez ce qui se passe aujourd’hui avec l’IA générative et les droits d’auteur. Les grands modèles sont entraînés sur des milliards de textes récupérés sur Internet, et les éditeurs crient au scandale. Ils voudraient qu’on paye des licences pour chaque bout de texte utilisé pour entraîner un modèle IA.
Je pense qu’Aaron aurait été en première ligne de ce débat, défendant l’idée que la connaissance doit être libre pour permettre l’innovation. Il aurait aussi été horrifié de voir comment les GAFAM ont verrouillé Internet. Meta qui décide de ce que vous avez le droit de voir, Google qui filtre les résultats de recherche selon ses intérêts commerciaux, Apple qui contrôle tout ce qui peut tourner sur iOS avec son App Store… Aaron avait prévu cette dérive et s’y opposait déjà quand les autres trouvaient ça cool d’avoir des plateformes “gratuites”.
Le mouvement pour la neutralité du net, qu’Aaron soutenait déjà en 2010, est plus d’actualité que jamais. Aux États-Unis, elle a été supprimée sous Trump, rétablie sous Biden, et qui sait ce qui se passera ensuite. Aaron avait vu juste. Sans neutralité du net, Internet devient un outil de contrôle au service des plus riches.
Ce qui me frappe le plus dans l’histoire d’Aaron, c’est à quel point il était en avance sur son temps. Il parlait déjà d’éthique de l’IA quand la plupart des gens découvraient à peine Facebook, il défendait la transparence algorithmique quand Google était encore “Don’t be evil” (motto abandonné en 2018…) et il voulait démocratiser l’accès à l’information quand les autres ne voyaient Internet que comme un nouveau marché à conquérir.
Je pense souvent à ce qu’il aurait pu accomplir s’il avait vécu. À bientôt 39 ans (le 8 novembre 2025), il serait probablement à la tête d’organisations luttant contre la surveillance de masse, pour la protection des données personnelles, pour un Internet décentralisé. Il aurait peut-être créé des alternatives libres aux GAFAM (Imaginez un Aaron Swartz travaillant sur le Fediverse ou sur des protocoles vraiment décentralisés), et il se serait battu pour que les bienfaits de l’IA profitent à tous, et pas juste aux actionnaires de quelques boîtes californiennes.
Mais même absent, Aaron continue d’inspirer. Chaque développeur qui publie son code en open source, chaque chercheur qui rend ses publications librement accessibles sur arXiv ou bioRxiv, chaque journaliste qui utilise SecureDrop pour protéger ses sources perpétue son héritage. Chaque fois que quelqu’un refuse de céder aux sirènes du verrouillage propriétaire et choisit la liberté, Aaron gagne un peu.
Parce que c’est ça, le vrai message d’Aaron Swartz : L’information libre n’est pas un luxe de geek, c’est un droit fondamental. Dans une société démocratique, l’accès au savoir ne peut pas dépendre de votre capacité à payer des abonnements. La connaissance appartient à l’humanité entière, pas aux éditeurs qui la verrouillent ou aux gouvernements qui la censurent.
Alors oui, Aaron Swartz était un révolutionnaire. Pas le genre qui pose des bombes ou qui renverse des gouvernements, mais le genre qui change le monde ligne de code après ligne de code. Le genre qui comprend que dans l’ère numérique, la liberté passe par la libre circulation de l’information.
Et comme tous les vrais révolutionnaires, il a fini martyr de sa cause.
Mais contrairement aux révolutionnaires d’antan dont on ne se souvient que dans les livres d’histoire, l’héritage d’Aaron est vivant et tangible et le 8 novembre, jour de son anniversaire, des hackatons sont organisés dans le monde entier pour l’Aaron Swartz Day. Des développeurs, des militants, des chercheurs se réunissent pour faire avancer des projets dans l’esprit d’Aaron, à savoir rendre l’information plus libre, plus accessible, plus démocratique.
Parce que finalement, c’est ça le plus grand hommage qu’on puisse rendre à Aaron Swartz : Continuer son combat en refuser les paywalls absurdes, en soutenant l’open source, en défendant la neutralité du net, en protégeant les lanceurs d’alerte, utiliser et en promouvant les licences Creative Commons.
Chaque fois qu’on choisit la liberté plutôt que la facilité, l’ouverture plutôt que le contrôle, l’information libre plutôt que le profit, on honore sa mémoire.
Bref, Aaron Swartz était le héros dont Internet avait besoin, mais pas celui qu’il méritait.
Sources : Wikipedia - Aaron Swartz, Wikipedia - United States v. Swartz, Guerilla Open Access Manifesto (2008), Internet Hall of Fame - Aaron Swartz, JSTOR Evidence in United States vs. Aaron Swartz, MIT Report on Aaron Swartz, Aaron Swartz Day