Solar Sunrise - Quand des ados ont fait croire au Pentagone que Saddam Hussein lançait une cyberguerre
Ceci est une histoire qui a fait trembler la première puissance militaire du monde. On est en février 1998 et les États-Unis sont à deux doigts de bombarder l’Irak de Saddam Hussein qui vient de virer les inspecteurs de l’ONU. La tension est électrique. Les Marines déploient leurs troupes dans le Golfe. Et là, sans prévenir, le Pentagone se fait hacker comme jamais.
Et pas juste un petit piratage de rien du tout, hein, car plus de 500 systèmes militaires et gouvernementaux compromis en trois semaines : NASA, Air Force, Navy, MIT, Lawrence Livermore (le labo qui conçoit les bombes atomiques américaines), et j’en passe. John Hamre, le numéro 2 de la Défense américaine, déclare alors que c’est “l’attaque la plus organisée et systématique que le Pentagone ait jamais vue”. La panique est totale !
Du coup, NSA, CIA, FBI, Defense Information Systems Agency, Air Force Office of Special Investigations, ministère de la Justice… Tout le gratin du renseignement américain se mobilise. Les briefings remontent jusqu’au bureau ovale, jusqu’à Bill Clinton himself. Et leur conclusion, c’est que c’est forcément Saddam qui lance la cyberguerre pour paralyser l’armée américaine avant les frappes… Non ?
L’histoire commence donc le 1er février 1998. Un dimanche soir tranquille au Pentagone. Sauf que dans les sous-sols du bâtiment, les systèmes ASIM (Automated Security Incident Monitors) de l’Air Force commencent à gueuler. Quelqu’un vient de s’introduire dans les serveurs de la Garde nationale aérienne à Andrews Air Force Base, dans le Maryland. Et pas n’importe comment puisque l’intrus a chopé les droits root, soit le Saint Graal absolu pour un hacker.
Le lendemain, 2 février, c’est la grosse panique. L’équipe de réponse aux urgences informatiques de l’Air Force (AFCERT) à Kelly Air Force Base au Texas découvre que ce n’est pas un incident isolé. D’autres bases militaires se font défoncer… Kirtland au Nouveau-Mexique, Lackland au Texas, Columbus dans le Mississippi, Gunter dans l’Alabama. L’attaque se propage comme une traînée de poudre.
Les experts du Pentagone analysent alors rapidement le mode opératoire et là, premère surprise, les hackers exploitent une vulnérabilité vieille comme le monde dans Solaris 2.4, le système d’exploitation Unix de Sun Microsystems. La faille “statd”, connue depuis 1996 (!), offre un joli buffer overflow dans le service RPC. En gros, vous envoyez un nom de fichier trop long bourré de shellcode, et pouf, ça permet d’exécuter du code arbitraire avec les privilèges root.
D’où le nom de code donné à l’incident : “Solar Sunrise” (Lever de Soleil Solaire). Un jeu de mots pourri entre Sun/Solaris et le fait que ça se passe au lever du jour. Les militaires et leur sens de l’humour…
Et une fois dans la place, les attaquants installent des analyseurs de paquets et des chevaux de Troie pour maintenir leur accès. Ils capturent ainsi tous les mots de passe qui transitent sur le réseau avec leurs sniffers. C’est méthodique, efficace, imparable et les serveurs DNS tombent comme des dominos.
Mais ce qui terrifie vraiment les stratèges du Pentagone, c’est le timing car on est en pleine crise diplomatique avec l’Irak. Les inspecteurs de l’ONU viennent d’être expulsés. Les porte-avions américains convergent vers le Golfe Persique. Et maintenant, les systèmes militaires se font pirater systématiquement. Pour les analystes, c’est évident : Saddam Hussein lance une cyberguerre pour aveugler l’armée américaine.
Richard Clarke, le coordinateur national pour la sécurité et le contre-terrorisme à la Maison Blanche, avouera plus tard que “Pendant des jours, des jours critiques alors que nous essayions d’envoyer des forces dans le Golfe, nous ne savions pas qui faisait ça. Nous avons donc supposé que c’était l’Irak.”
Le 3 février, l’affaire remonte jusqu’au bureau ovale. Le président Bill Clinton est briefé personnellement sur cette cyberattaque sans précédent. La situation est grave. Certes, les hackers n’ont pas touché aux systèmes classifiés (ouf), mais ils ont accès aux systèmes de logistique, d’administration et de comptabilité. Ce sont les nerfs et les muscles de l’armée américaine et sans eux, impossible de déployer des troupes ou de coordonner les opérations.
John Hamre prend alors personnellement les choses en main. Diplômé de Harvard, ancien analyste au Congressional Budget Office, Hamre n’est pas du genre à paniquer pour un rien. Mais là, il est vraiment inquiet. “C’est l’attaque la plus organisée et systématique que nous ayons jamais vue”, répète-t-il lors des briefings tendus au Pentagone.
L’enquête mobilise des moyens colossaux. Des mandats judiciaires sont obtenus en urgence pour tracer les connexions des pirates, mais les attaquants sont malins : ils rebondissent sur des serveurs dans le monde entier pour brouiller les pistes. Les enquêteurs identifient des connexions passant par les Émirats arabes unis, via un FAI appelé Emirnet alors pour les analystes paranos, c’est un indice de plus qui pointe vers le Moyen-Orient.
Et le 11 février, première percée. Les agents du FBI interceptent des communications entre les pirates sur IRC (Internet Relay Chat). C’est l’ancêtre de Discord pour les plus jeunes d’entre vous. Les pseudos utilisés sont “Makaveli”, “Stimpy”, et un certain “Analyzer” qui semble être le chef de bande. Les conversations sont édifiantes. Ils parlent de leurs exploits comme des gamers qui viennent de finir un niveau difficile.
Et grâce aux logs IRC mais aussi à un informateur (d’après les rumeurs, c’est probablement John Vranesevich d’AntiOnline, mais chut…), les enquêteurs remontent jusqu’à deux lycéens de Cloverdale, une petite ville paumée du nord de la Californie, à 140 kilomètres au nord de San Francisco. Population : 8 000 habitants. Nombre de hackers internationaux recherchés par le Pentagone : 2.
Seulement voilà, John Hamre fait une bourde monumentale. Lors d’un briefing avec des journalistes, il laisse échapper que les suspects sont “des gamins vivant dans le nord de la Californie”. L’info fuite immédiatement sur CNN. Du coup, les enquêteurs doivent accélérer avant que les hackers voient les infos et effacent toutes les preuves.
Et le 25 février 1998, à 6 heures du matin, le FBI débarque simultanément à deux adresses de Cloverdale. Première maison : le lycéen de 16 ans qui se fait appeler Makaveli. Deuxième maison : son pote de 15 ans, alias Stimpy. Les agents saisissent tout… ordinateurs, modems, piles de CD-ROM, carnets de notes remplis de mots de passe…
Les parents tombent des nues. Leur fils, un cyber-terroriste international ? Impossible ! Makaveli est juste un lycéen un peu geek, qui passe trop de temps sur son PC au lieu de faire ses devoirs. Stimpy, c’est pareil, un gamin passionné d’informatique qui étudie aussi la musique.
Mais pendant l’interrogatoire, Makaveli craque rapidement. Les agents s’attendent à des révélations sur un complot international, des liens avec des services secrets étrangers, ou que sais-je mais au lieu de ça, quand ils lui demandent pourquoi il a hacké le Pentagone, il répond : “It’s power, dude. You know, power.”
Les enquêteurs se regardent, interloqués. Trois semaines de mobilisation générale, des briefings présidentiels, la quasi-guerre avec l’Irak… pour un ado qui voulait se la péter ? Makaveli ajoute qu’il a un mentor à l’étranger qui lui a “tout appris”, un type “tellement bon qu’ils ne le trouveront jamais” et qui aurait piraté 400 sites militaires.
Les écoutes révèlent alors l’identité du troisième larron : “The Analyzer”, de son vrai nom Ehud Tenenbaum, 18 ans, Israélien. Né le 29 août 1979 à Hod HaSharon près de Tel Aviv, c’est lui le cerveau du groupe de hackers “The Enforcers” (Les Exécuteurs).
Et là, Tenenbaum fait un truc complètement dingue. Deux jours après l’arrestation de ses disciples américains, au lieu de se planquer ou de détruire les preuves, il accepte une interview en ligne avec AntiOnline. Genre, tranquille. Et il balance tout… les 400 sites piratés, les mots de passe, les vulnérabilités tout en se justifiant : “J’aide toujours les serveurs que je pirate. Je patche les trous que je trouve.” Robin des Bois 2.0, en somme.
L’interview fait l’effet d’une bombe. Non seulement ce gamin nargue ouvertement le gouvernement américain, mais en plus il prouve ses dires en publiant des dizaines de logins et mots de passe authentiques de sites en .mil. Le Pentagone est ridiculisé publiquement par un ado de 18 ans.
Les Américains mettent alors la pression sur Israël et le 18 mars 1998, la police israélienne arrête Ehud Tenenbaum dans sa maison. Brillant, persuadé de rendre service en exposant les failles, il correspond parfaitement au profil du hacker prodige mais arrogant. Deux autres membres de son groupe sont également interpellés, mais Tenenbaum est clairement le boss.
Janet Reno, la procureure générale des États-Unis, tente de sauver la face : “Cette arrestation devrait envoyer un message à tous les hackers potentiels dans le monde.” Mouais. Dans les couloirs du Pentagone, c’est plutôt la gueule de bois. Comment trois ados ont-ils pu mettre en échec tout l’appareil de cyberdéfense américain ?
Le procès est une blague. Les deux Californiens, mineurs au moment des faits, plaident coupables de délinquance juvénile. Pas de prison, juste de la probation et l’interdiction de toucher un ordi. La liste trouvée chez Makaveli contenait près de 200 serveurs piratés, dont le Lawrence Livermore National Laboratory. C’est “juste” le labo qui fabrique les armes nucléaires. Mais bon, “curiosité adolescente”, qu’ils disent.
Pour Tenenbaum, le procès traîne durant trois ans. En juin 2001, il écope de… six mois de travaux d’intérêt général, un an de probation, deux ans de sursis, et 18 000 dollars d’amende. Pour avoir ridiculisé la cyberdéfense américaine, ça passe ^^. À la sortie du tribunal, il déclarera : “Je voulais juste prouver que leurs systèmes étaient troués comme du gruyère.” Mission accomplie, effectivement.
Mais attendez, l’histoire ne s’arrête pas là car en 2003, libéré de ses obligations judiciaires, Tenenbaum fonde sa propre boîte de sécurité informatique baptisée “2XS”. L’ancien pirate devient consultant. C’est un classique, sauf qu’il n’a pas vraiment retenu la leçon…
Septembre 2008, rebelote. La police canadienne l’arrête à Montréal avec trois complices. Cette fois, c’est du lourd : piratage de banques, vol de données de cartes bancaires, détournement de 1,8 million de dollars via des distributeurs automatiques. En fait, depuis son appart montréalais, il augmentait les limites des cartes prépayées pour vider les DAB. Au total, les pertes s’élèvent à plus de 10 millions de dollars.
Extradé aux États-Unis, Tenenbaum passe alors plus d’un an en détention. En 2012, il plaide coupable et s’en tire avec le temps déjà passé en prison. Depuis, plus personne n’entend parler de lui. The Analyzer a enfin compris que “le pouvoir, mec” avait ses limites.
Mais revenons à l’impact de Solar Sunrise. Pour la première fois, le Pentagone réalise l’ampleur de sa vulnérabilité. Les patchs de sécurité pour la faille statd existaient depuis des mois, mais personne ne les avait installés. Procrastination, manque de personnel, négligence… Les excuses habituelles qui coûtent cher.
John Hamre reconnaîtra plus tard que Solar Sunrise a été une piqure de rappel salutaire : “Nous pensions que nos systèmes étaient sûrs parce qu’ils étaient complexes. On a découvert que la complexité créait des vulnérabilités.” Du coup, refonte massive, création du Joint Task Force-Computer Network Defense, investissement de milliards dans la cybersécurité, formation du personnel…
Le FBI produit même un film de formation de 18 minutes baptisé “Solar Sunrise: Dawn of a New Threat”, vendu jusqu’en 2004. On y voit des reconstitutions dramatiques avec de la musique anxiogène et le message c’est que la cyberguerre est réelle, même si les premiers cyber-soldats sont des ados boutonneux en pyjama.
L’incident révèle surtout le problème crucial de l’attribution dans le cyberespace car comment distinguer un gamin dans sa chambre d’une unité d’élite du renseignement militaire ? Encore aujourd’hui, les indices techniques sont trompeurs, car les hackers “rebondissent” à travers le monde.
Solar Sunrise marque aussi l’émergence des collectifs de hackers. Fini le pirate solitaire. Makaveli, Stimpy et Analyzer forment un groupe, échangent des techniques, se motivent. Pour Makaveli et Stimpy, l’aventure s’est arrêté brutalement. Certains racontent que Makaveli s’est reconverti dans la cybersécurité et que Stimpy, traumatisé, aurait complètement décroché de l’informatique. Mais leur petite phrase “It’s power, dude” est devenue culte dans la communauté hacker.
Alors la prochaine fois que vous ignorez une mise à jour de sécurité, pensez à Solar Sunrise et à ces 3 semaines où l’Amérique a cru que Saddam lançait la cyberguerre alors que c’était juste quelques ados qui s’amusaient à prendre le “pouvoir”.
Sources : National Security Archive - Solar Sunrise After 25 Years, Wikipedia - Ehud Tenenbaum, The Register - Solar Sunrise hacker ‘Analyzer’ escapes jail, InformIT - The Solar Sunrise Case, SF Gate - Hacker Hits Net Company That Tipped FBI to Teens, Insecure.org - Solaris Statd exploit